mardi 17 mars 2009

Gustave Moreau (1826-1898) à travers deux oeuvres



Le triomphe d'Alexandre le Grand et Tyrtée chantant pendant le combat


Gustave Moreau a été, comme la plupart de ses contemporains, influencé par les anciennes œuvres de maîtres ; ses séjours en Italie l’ont fortement marqué, et on va retrouver par exemple dans ses œuvres des effets de clair-obscur et de fonds bleutés attribuables à Léonard de Vinci ou l’attrait pour des personnages imberbes comme Michel-Ange. Il a également été marqué par le romantisme mais aussi par tous les préceptes académiques inculqués pendant ses années d’études à l’Ecole royale des Beaux-Arts. Par exemple, son coup de pinceau est lisse, comme chez les anciens maîtres. Il se considérait comme un peintre d’histoire et va de fait privilégier les grands formats pour ses compositions exposées ou vendues ; ce qui ne va pas l’empêcher d’utiliser des formats plus modestes pour ses œuvres d’essais, comme des études.

Sa technique du dessin est néo-classique, proche de celle de David ou Ingres. Il était également admirateur de Poussin, Delacroix et Chassériau. Adepte du dessin, il utilisait beaucoup le crayon de graphite, le crayon noir, le fusain et la sanguine. Il aimait se servir des calques pour reporter des dessins sur le carton à peindre. Il utilisait aussi parfois l’aquarelle, qui le surprenait par les explosions de couleurs obtenues, même si cette technique était décriée et considérée comme mineure.

Gustave Moreau s’ouvre également sur les arts plus lointains ; son goût pour les lignes confuses et incisées rappelle l’artisanat indien, ses bijoux et ses miniatures, ou bien encore les gravures. Le fait qu’il ait plusieurs amis voyageurs (tels qu’Eugène Fromentin qui visite l’Algérie) contribue à l’ouvrir aux mondes exotiques. Les couleurs verdâtres ou bleu profond évoquent quant à elles le travail de l’émail ; Gustave Moreau pensait que la peinture était un art riche et qu’elle devait chercher à rivaliser avec l’émail. Le tableau Jupiter et Sémélé par exemple démontre l’application de ce principe. Il collectionne les estampes japonaises, visite le Cabinet des estampes, la Bibliothèque nationale ; autant de sources d’inspiration qui lui permettent de trouver sa voie.

Lié au mouvement symboliste, Gustave Moreau imaginait l’œuvre d’art comme un support de l’âme, où l’artiste peut exprimer ses pensées les plus profondes. Pour le citer, une œuvre où l’âme peut trouver « toutes les aspirations de rêve, de tendresse, d’amour, d’enthousiasme, et d’élévation religieuse vers les sphères supérieures, tout y étant haut, puissant, moral, bienfaisant, tout y étant joie d’imagination de caprices et d’envolées lointaines aux pays sacrés, inconnus, mystérieux ». Cette dernière assertion montre clairement l’attrait de Gustave Moreau pour les civilisations mal connues, « mystérieuses », et pour le rêve, et tout ce qui peut permettre à l’âme de s’élever. Le religieux est très important pour cet artiste ; c’est pourquoi très souvent les sujets seront d’inspiration mythologique, qui mêlent tout à la fois divin et exotisme.

Peintre solitaire et se tenant à l’écart, son œuvre ne sera réellement connue dans son ensemble qu’à l’ouverture du musée. Peut-être l’artiste ne désirait pas dévoiler tous ses travaux dans durant sa vie, les réservant à quelques proches; peut-être aussi la difficulté à interpréter le sens caché de ses œuvres a contribué au rejet de ses travaux jusqu’en 1961. Par ses nombreuses références savantes à la mythologie, au fantastique et à ses propres références, l’art de Gustave Moreau peut en effet sembler difficile à analyser sans un appui.
D’un point de vue stylistique, Gustave Moreau ouvrira la voie au fauvisme et au surréalisme du XXème siècle.



Analyse de deux oeuvres conservées au musée Gustave Moreau


Le triomphe d'Alexandre le Grand
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Cette peinture carrée de 1,55 mètres sur 1,55 mètres a été exécutée entre 1875 et 1890. Il s’agit d’une huile sur toile. Le grand format est bien adapté à la représentation de cette scène historique.

L’œuvre présente Alexandre le Grand, conquérant de l’Antiquité, trônant dans un paysage idéalisé, comprenant un gigantesque palais. Au pied du trône, le personnage de Porus, roi de l’Inde du Nord qu’Alexandre avait vaincu en 326 avant J-C., apparaît blessé.

La composition est très structurée, elle offre une succession de plans. Au premier plan s’inscrivent les personnages, noyés dans l’ampleur du paysage. Au deuxième plan, les paysages rocailleux montrent l’inspiration italienne qui a pesée sur l’artiste ; Léonard de Vinci était adepte de ce genre de paysage pour encadrer ses personnages.

Enfin, au dernier plan, s’élève un palais indien, illuminé de blanc, écrasant et somptueux tel le Taj Mahal. Malgré cette succession de plans, l’accent n’est pas mis sur la géométrisation de l’image comme chez Cézanne. A chaque plan correspond une couleur prédominante : un pourpre divin pour le premier plan, mettant en exergue la volonté d’appuyer la souveraineté du sujet, un verdâtre passé pour la nature, rappelant la palette utilisée pour le travail de l’émail, puis un blanc pur pour le palais idéal au fond.

Gustave Moreau avait livré ses impressions sur son œuvre à travers ces quelques lignes : « Le jeune roi conquérant domine tout ce peuple captif, vaincu et rampant, à ses pieds, dompté de crainte et d’admiration. La petite vallée indienne où se dresse le trône immense et superbe contient l’Inde entière, les temples aux faîtes fantastiques, les idoles terribles, les lacs sacrés, les souterrains pleins de mystères et de terreurs, toute cette civilisation inconnue et troublante. Et la Grèce, l’âme de la Grèce rayonnante et superbe, triomphe au loin dans ces régions inexplorées du rêve et du mystère ».

Le point de focalisation semble être le palais, alors qu’Alexandre est certes représenté trônant, mais petit, et de profil. L’importance donnée au cadre idéaliste est prédominante ; on assiste à une véritable théâtralisation de la scène. C’est finalement l’idée de la conquête d’un territoire mystérieux, où tout est à découvrir, qui ressort de ce tableau. Alexandre est l’allégorie de la grandeur de la civilisation et de la conquête.

Gustave Moreau a utilisé plusieurs sources pour élaborer cette œuvre ; les éléphants ont été observés au jardin des plantes, les sculptures indiennes sont quant à elles des calques de photographies de Samuel Bourne.
L’observation de cette peinture conduit à un sentiment d’exaltation propre au symbolisme.




Cette composition est également une huile sur toile de très grand format, 4,15 mètres sur 2,11 mètres, exécutée en 1860.

Elle représente le personnage de Tyrtée au centre, entouré de ses troupes spartiates, en plein combat contre les Messéniens. Tyrtée aurait vécu en Grèce au VIIème siècle avant J-C. On ne sait pas s’il était Athénien ou Spartiate ; les écrits rapportent qu’il s’agissait à la base d’un maître d’école peu engageant, fasciné par la poésie, et qu’ensuite, la Pythie, qui donne l’oracle, aurait conseillé aux Spartiates, en difficulté pendant la guerre de Messénie, de choisir Tyrtée comme meneur de troupes. Ce dernier, en récitant ses poèmes pendant les combats, serait parvenu à remonter le moral des troupes.

Pour cette œuvre aussi, l’artiste a livré son sentiment en ces mots « L'hostie saignante dans les combats. Toute la Grèce jeune à la belle chevelure meurt à ses pieds dans l'ivresse, dans le délire du sacrifice. La lyre triomphante et ensanglantée. ».

La composition est très anarchique, dominée par l’enchevêtrement des corps, actifs ou inanimés, qui n’est pas sans rappeler le fameux Radeau de la Méduse de Théodore Géricault. Cependant deux lignes diagonales délimitées par les têtes des personnages se dégagent ; on distingue ainsi un plan inférieur avec les blessés et morts au combat, une partie médiane dominée par la personne de Tyrtée, lui-même point de focalisation de la composition, et une partie supérieure anecdotique, donnant un décor.

Le choix des couleurs appuie le symbolisme de l’œuvre ; les personnages déjà morts sont gris, comme si le sang s’était vidé de leurs corps et qu’ils devenaient transparents car d’ors-et-déjà extérieurs au monde terrestre. Les vivants sont eux peints de couleur chair, sauf, et c’est intéressant, Tyrtée le poète, qui a lui-même le visage gris ; il s’agit peut-être d’un inachèvement de l’œuvre, mais ses mains, elles, sont couleur chair.

Quelle signification peut-on en tirer ? Est-ce purement stylistique, afin de faire ressortir le personnage au sein de la composition ? Connaissant Gustave Moreau, cela peut-être souhaité, pour appuyer une signification allégorique ; comme le souligne son texte, « la lyre triomphante et ensanglantée », Tyrtée n’est plus seulement un homme, c’est un concept, l’idée de la poésie triomphant sur la guerre. Le caractère androgyne de Tyrtée renforce cette impression.
Nous ne sommes plus dans une représentation réaliste d’un événement, mais dans une exaltation totale ; une femme expire dans la douleur, un Spartiate chevauche sa monture presque totalement nu. Le cheval s’apparenterait presque à une licorne à en juger par la présence de petites lignes diagonales semblant sortir de sa tête. Un autre personnage à la droite de Tyrtée, en dehors de ses traits italianisants, ressemble à un ange de par l’étole de tissu qui vole au dessus de son dos. L’imaginaire, le rêve et le fantasme supplantent le réel.
Tyrtée chantant pendant le combat





Noëmie Chaudron